Comment réussir ses segmentations clients ?
Par Philippe Savereux et Alexis Bonis Charancle, DG de Market Vision et DG associé de B3 TSI. Dire que la réussite d’une segmentation passe par une bonne complémentarité du « quali » et du « quanti » est quasiment une évidence. Mais encore ? Quelles sont les bonnes options philosophiques et pratiques ? Quelles sont les recettes les plus pertinentes ? Ce sont les questions que nous avons posées à Philippe Savereux (Market Vision) et Alexis Bonis Charancle (B3 TSI), qui travaillent en partenariat sur ces problématiques de segmentation et nous dévoilent ici quelques aspects de la « cuisine » inhérente à cet exercice.

Market Research News : En théorie, une segmentation pertinente, inspirante pour l’entreprise passe par une alchimie réussie entre les technicités du quali et du quanti. Mais en pratique, quels sont les bons ingrédients et quelle est la bonne recette pour que cette alchimie fonctionne ?

Philippe Savereux : Il me semble que le premier ingrédient consiste à avoir une visée commune : celle de produire une segmentation qui soit à la fois centrée sur le sujet, mais également explicative. On peut passer assez vite sur le cas d’une segmentation qui ne répondrait à aucune de ces deux conditions. Cela relèverait sans doute d’une forme d’exploit involontaire, et sans doute même inconscient ! Mais il n’est pas rare de voir des segmentations qui identifient des comportements clients bien différenciés, mais sans associer à ceux-ci la moindre explication, le moindre sens, ce qui est très limitant pour l’efficacité du marketing qui s’appuierait dessus. C’est typiquement le cas des segmentations de type Petits / Moyens / Gros. Et par ailleurs, on voit aussi des segmentations que l’on pourrait qualifier de décentrées. Elles s’intéressent au rapport que les gens ont vis à vis de la catégorie, mais pas à l’achat du produit en tant que tel. Elles donnent une forme d’intelligence, mais la perspective est trop haute. Et du coup elles ne tiennent pas compte des logiques d’action de l’entreprise sur le marché en question, et ne sont pas utilisables pour les acteurs opérationnels.

Vous visez là des segmentations purement attitudinales ?

PS : En effet, on peut penser aux segmentations socio-culturelles qui ont fait florès par le passé. Elles sont intéressantes d’un point de vue de la sociologie, de la connaissance de la population, mais dans des termes qui n’aident absolument pas les marketeurs à travailler leur marché.

Alexis Bonis Charancle : Mais à contrario, si l’on s’inscrit dans une démarche exclusivement quantitative, on ne produit rien d’autre que des segmentations de type R-F-M (Récence, Fréquence et Montant des commandes). Celles-ci ne sont pas inutiles, mais elles doivent simplement être considérées comme une sorte de point de départ. L’idée est bien de dépasser cela, en se donnant les moyens de comprendre les comportements en les associant à des éléments psychologiques, des attitudes donc. C’est la raison pour laquelle les quantitativistes que nous sommes avons besoin des qualitativistes, pour disposer d’un faisceau d’hypothèses quant à ces attitudes.

Le graal consiste donc à faire se rencontrer les comportements des consommateurs avec leurs attitudes, ce pourquoi ils se comportent ainsi ?

ABC : Absolument. Mais comme le dit justement Philippe, il faut s’en tenir à des éléments qui font sens par rapport au business de l’entreprise. Si l’on sort du périmètre de savoir ce que les gens achètent ou font autour de la catégorie de produits et de ce pourquoi ils le font, alors on est tout simplement hors sujet !

La première étape de la construction se joue donc du côté des qualitativistes. Pour construire quoi ? Un ensemble d’hypothèses quant aux attitudes susceptibles d’expliquer les comportements clés ?

PS : Tout à fait. En fait, nous travaillons en intégrant ce que les quantitativistes nous ont appris. C’est à dire que nous essayons de définir les dimensions, les axes susceptibles de structurer un nuage de points. En réalisant 20 à 30 entretiens, on obtient le plus souvent 5 ou 6 dimensions clés. On ne peut pas en avoir moins de 2. Et cela n’a guère de sens d’aller au-delà. Plus exactement, nous pouvons avoir l’impression d’avoir saisi un nombre supérieur de dimensions, mais les quantitativistes ont tôt fait de nous démontrer que ces dimensions sont en réalité fortement redondantes. Ce travail nous sert à définir une typologie qualitative, qui est une première ébauche de la segmentation. Et bien sûr, c’est ce qui permet de construire le bon questionnaire pour la phase quantitative.

J’imagine que même si le qualitativiste a bien fait son travail, c’est à dire s’il a bien identifié les dimensions potentiellement structurantes du marché, il reste néanmoins quelques sérieux pièges à éviter en aval à l’occasion de la phase quantitative…

PS : C’est clair. Cela a l’air d’une évidence, mais il faut construire un questionnaire qui tient la route, avec des questions compréhensibles par tout un chacun et qui n’expriment chacune qu’une idée et une seule. Il faut éviter les tautologies, les questions qui sont trop « molles » et ne permettent pas de différencier les individus et les attitudes qui les caractérisent. On n’obtient pas la même qualité de réponse selon que la formulation soit par exemple « je suis sensible à la décoration de mon appartement » ou bien « je veux être fier quand les gens découvrent mon appartement ». Je préfère clairement la seconde. Et il faut également contourner l’effet de lassitude que peut générer le questionnaire pour l’interviewé.

Est-ce qu’il y a des astuces pour cela ?

PS : Il y a en effet des modes de formulation intéressants pour cela. Nous utilisons par exemple régulièrement des échelles bipolaires, sans position centrale. Cela amène en quelque sorte l’interviewé à prendre parti, tout en respectant la sincérité de ses réponses.

ABC : Je confirme qu’à l’analyse, on mesure très vite la qualité du travail effectué au moment de la rédaction du questionnaire. Les facteurs intéressants émergent très vite. Mais on peut également utiliser d’autres astuces au moment de l’analyse. Si un individu donne très souvent une note 3 sur une série d’items par exemple, mais se met tout d’un coup à mettre un 5, ce 5 ne doit pas être lu de la même façon que le 5 donné par un répondant dont les réponses sont fortement contrastées. On peut donc renormer les réponses individuellement pour obtenir une bonne dispersion des attitudes.

Si l’on en vient plus précisément aux modalités d’analyses statistiques, quelles sont les options qui vous semblent les plus pertinentes. Pour associer des facteurs d’attitudes et de comportements, on évoque souvent le principe des analyses canoniques…

ABC : Ce n’est pas du tout mon école ! L’analyse canonique donne des résultats qui me semblent assez misérables de mon point de vue. C’est comme si l’on s’obligeait à regarder les choses sous l’angle du plus grand commun diviseur, ce qui est en l’occurrence gênant parce qu’il y a trop de variables. Les facteurs mis en évidence n’expliquent qu’une trop faible partie de l’inertie du groupe des variables comportementales d’une part et du groupe des attitudinales d’autre part. Je préfère très nettement utiliser une autre option, qui est celle des analyses en composantes principales de type Varimax. Cette solution permet de mieux appréhender son jeu de données, d’éliminer les redondances, qui sont nécessairement importantes dans ce type d’exercice.

Cela signifie qu’il faut mettre de côté une partie de l’information ?

ABC : Tout à fait. Cette information pourra être précieuse dans une perspective de description. Mais au stade de l’explication, il est indispensable d’élaguer. En pratique, la partie réellement explicative est concentrée dans 20 ou 30% des variables, guère plus. On repère ainsi un premier facteur, que l’on bloque en quelque sorte, puis un second, etcétéra. Les dimensions structurantes du marché se révèlent progressivement sans aucun a priori de départ et sans aucune consultation préalable du qualitativiste. C’est une démarche qui est très itérative, mais qui est aussi fondamentalement artisanale. Cela peut paraître étonnant mais si vous donnez le même jeu de données à deux analystes, vous n’obtiendrez pas la même segmentation. Il y a une composante d’expérience, de savoir faire, qui est fondamentale pour obtenir un résultat réellement intéressant pour l’entreprise. On est très loin ici de la typologie « presse-bouton », qui s’affranchit du statisticien qui opère, mais qui donne des résultats peu probants.

Sur un plan purement technique, statistique, est-il possible de mesurer objectivement la qualité d’une segmentation ?

ABC : Nous ne faisons pas ici d’inférence statistique, c’est à dire de modèle. Si un modèle statistique est censé être explicatif du CA d’une entreprise, on sait qu’il ne vaut rien s’il n’explique que 3% de celui-ci. Pour les segmentations, je regarde néanmoins certains indicateurs comme l’inertie des composantes principales, puis le rapport de la variance inter-classes sur la variance totale. En général, on considère que l’on a une segmentation qui tient la route lorsqu’on atteint ou dépasse le seuil des 30% pour ce rapport. Pour valider les dimensions structurantes du marché, j’utilise également un autre procédé, consistant à effectuer un clustering des variables via une autre méthode d’analyse statistique que la Varimax. Tant que je ne retrouve pas les mêmes dimensions avec les deux approches statistiques, je ne passe pas à l’étape suivante.

PS : Même si l’on est pas dans le cadre que vous évoquez, celui d’une mesure objective, la cohérence de la segmentation quantitative avec les enseignements de la phase quali est bien sûr extrêmement importante. De même, à l’issue de la segmentation, quand il s’agit pour des recherches qualitatives de recruter des gens appartenant aux différents segments sur la base des 4, 5 ou 6 questions clés, on se rend très vite compte de la pertinence du travail des statisticiens. Mais la vraie grande validation échappe néanmoins au domaine de la statistique. Une segmentation est réellement réussie lorsqu’elle crée une vision partagée du marché, un langage commun entre les différentes équipes : le marketing, la communication, la R&D.

Il nous reste un dernier point à aborder, qui est celui de la forme de « concurrence » qu’il peut y avoir parfois, pour une entreprise donnée, entre des segmentations portant sur l’ensemble du marché, ou bien plus spécifiquement sur la base clients. Il semble difficile de faire vivre en parallèle ces deux types de segmentations, non ?

PS : Ce n’est pas une question simple en effet. L’entreprise a besoin de connaître et de comprendre son marché. Mais elle a aussi besoin de pouvoir agir efficacement auprès de ses propres clients…

ABC : En termes de priorité, il me semble évident pourtant qu’il faut d’abord privilégier la lecture marché. C’est la grille de lecture qui me semble la plus puissante pour le marketing : j’observe quels sont les grands types de clients présents sur le marché, avec leurs besoins spécifiques, et je construis mes offres et ma communication en fonction de cela. Et je vois quels sont les clients que j’attire plus particulièrement, et comment cela évolue. Il est bien sûr intéressant de décrire et de comprendre les clients, surtout lorsqu’on dispose d’une base de données très riches en termes d’information. Mais cette richesse n’est parfois qu’apparence, les variables étant quasiment toujours uniquement descriptives, et très peu explicatives.

Est-ce qu’il n’y a pas moyen d’affecter les clients présents en base aux différents segments de marché ?

ABC : Lorsqu’on dispose d’une segmentation marché solide, on peut bien sûr essayer de trouver des variables passerelles. Mais d’expérience, les résultats sont souvent extrêmement décevants. La probabilité de bonne affectation des clients est extrêmement faible, cela devient une loterie que je ne cautionne pas. Cela tient à ce que, naturellement, les variables contenues dans la base sont des données transactionnelles, au fond assez pauvres. Je pense réellement que la meilleure méthode consiste, une fois que la segmentation marché a été faite et bien faite, à qualifier les clients en fonction des variables les plus pertinentes. On profite de chaque interaction avec les clients pour mieux les qualifier, et l’on optimise ainsi progressivement la probabilité de bonne affectation, de 30% à 60%, puis à 80%. Et dans ce cas là, oui, l’entreprise dispose d’un système d’information idéal pour l’efficacité de son marketing !